Nouvelles conditions de la qualification en donation indirecte de la vente de terres agricoles par le de cujus au preneur héritier présomptif
- David Epailly
- il y a 3 jours
- 6 min de lecture
Dernière mise à jour : il y a 3 jours
Dans un arrêt en date du 26 mars 2025, la Cour de cassation (Cass. 1ère civ, 26 mars 2025, n°22-23.937) devait se prononcer sur la question de la qualification et de l’évaluation d’un possible avantage indirect rapportable, résultant de la vente par le de cujus à l’un de ses enfants et à l’épouse de ce dernier de terres agricoles faisant l’objet d’un bail rural au profit dudit héritier.
Dans l’affaire en cause, une personne décède en 2014 en laissant deux enfants. Il avait institué l’un d’eux légataire de la quotité disponible et il lui avait par ailleurs donné, le 1er juin 2012, la nue-propriété de deux maisons. Le même jour, il avait vendu, au même enfant et à son épouse, des terres agricoles qui faisaient l’objet d’un bail rural dont ledit enfant était titulaire. Pour fixer le prix de vente, les parties s’étaient basées sur la valeur d’un terrain occupé.
Lors du règlement de la succession, un conflit se noue entre les héritiers. Le frère du fermier estime notamment que le prix de vente aurait dû être estimé par rapport à la valeur d’un terrain libre d’occupation puisque du fait même de la vente, le bail rural a cessé. Il demande donc le rapport de l’avantage indirect lié à cette sous-estimation.
Les juges du fond lui donnent raison, ce qui conduit l’autre enfant à former un pourvoi en cassation.
La Cour de cassation, casse l’arrêt d’appel au visa de l’article 843 du Code civil, estimant qu’il fallait retenir la valeur réelle du terrain au jour de la vente, soit la valeur d’un terrain occupé, sans tenir compte des qualités de l’acquéreur.
Vu l'article 843 du code civil :
Il résulte de ce texte que seule une libéralité, qui suppose un appauvrissement du disposant dans l'intention de gratifier son héritier, est rapportable à la succession.
L'existence de l'élément matériel d'une libéralité rapportable pouvant résulter de la minoration du prix de vente de terres agricoles à un héritier présomptif doit s'apprécier au regard de la valeur réelle des terres au jour de leur vente, considération prise de l'existence d'un bail, peu important que celui-ci ait été consenti à cet héritier.
Pour dire que les terres vendues le 1er juin 2012 à M. [Z] [U] et à son épouse doivent être estimées, libres de toute occupation, et donner mission à l'expert de déterminer leur valeur, ainsi estimée, au jour de leur cession, l'arrêt retient que du fait de l'acquisition, le bail dont bénéficiait M. [Z] [U] a cessé de sorte que celui-ci est devenu propriétaire de terres libres.
En statuant ainsi, la cour d'appel a violé le texte susvisé.
Observations.

Cette décision, qui pour rejeter l’existence de l’avantage indirect se borne à retenir la valeur « objective » des terres au moment de la vente sans tenir compte de la qualité de l’acquéreur, constitue un net revirement de jurisprudence.
En effet, sur la même question, il y a un peu moins de 10 ans, la Cour de cassation (Cass. 1ère, Civ., 21 octobre 2015, n° 14-24.926) avait pris le parti contraire, en considérant que « (…) c’est à bon droit que la cour d'appel a décidé que les terrains agricoles litigieux devaient être estimés comme libres de bail dès lors que cette estimation, destinée à assurer l'égalité entre les copartageants, concernait un bien qui, par l'effet de son attribution à l'héritier qui en était preneur et de la réunion sur la tête de celui-ci des qualités incompatibles de propriétaire et de fermier, avait cessé d'être grevé du bail dont il était auparavant l'objet ; que le moyen n'est pas fondé ».
Par ailleurs, en d’autres matières, il a déjà été jugé plusieurs fois que les terres devaient être évaluées comme libres de toute occupation, lorsqu’elles étaient, d’une façon ou d’une autre, « transmises » au preneur. La jurisprudence en donne des illustrations en matière de partage et d’attribution préférentielle (v. par ex. Cass. 1ère Civ., 17 mars 1987, n° 85-15.700, Bulletin 1987 I N° 100), ou encore dans l’hypothèse d’un legs (v. Cass. 1ère civ., Civ., 10 juillet 1984, n° 83-12.065), au profit du preneur.
La doctrine estime également, en suivant la même logique, que la donation du terrain agricole au fermier, doit être prise en compte, pour la réunion fictive et/ou le rapport, pour sa valeur libre d’occupation.
Dans son avis, favorable au revirement, l’avocate générale, Madame Picot-Demarcq, estime, en résumé, que s’il ne faut pas remettre en cause la totalité de la jurisprudence qui vient d’être décrite, le cas de la vente au preneur doit être distingué des autres.
Elle estime en effet que cette opération ne s’inscrit pas à proprement parler dans un partage de succession, ni même dans son anticipation. Par suite, l’exigence d’égalité entre les héritiers copartageants, qui justifie l’évaluation sur la base d’un terrain libre d'occupation pour le partage, le legs ou la donation, serait donc ici moins forte. Elle considère également, qu’il ne faut pas en toute circonstances survaloriser la qualité d’héritier présomptif, en rappelant qu’il n’existe pas de droit acquis à la succession.
Elle écrit ainsi : « (...) Mais vous devrez surtout à notre sens vous interroger sur l’opportunité de transposer ce raisonnement, établi en matière d’attribution préférentielle puis appliqué au legs, et expressément destiné à assurer l'égalité entre les copartageants, à l’hypothèse d’une vente amiable, au seul motif que l’acquéreur était héritier présomptif du vendeur - alors même qu’à la date de cette vente amiable et par définition, la succession de son auteur n’était ni ouverte ni anticipée. Alors qu’il n’existe pas de droit acquis à la succession, mais des espérances qu’il est souvent déraisonnable de trop anticiper, un tel raisonnement ne conduit-il pas, par une lecture rétrospective des faits, à appréhender la vente amiable en litige par le seul prisme de l’ouverture ultérieure de la succession, anticipant en quelque sorte le décès de l’auteur ? Et à ne considérer dans le même temps l’acquéreur que par sa seule qualité d’héritier présomptif - alors qu’il était d’abord et avant tout, et de façon certaine, preneur des terres agricoles à la date de la cession en litige ? (…)».
« (…) à la date de la cession dont s’agit - soit plus de deux ans avant l’ouverture de la succession - l’égalité dans le partage n’avait pas à être préservée. Il était d’ailleurs tout à fait loisible à [J] [U], s’il l’avait souhaité, de dissiper son patrimoine et de réduire ainsi à néant les espérances de ses successibles. Il était également possible que l’un de ses héritiers présomptifs ne vienne à décéder avant son auteur, de même qu’il demeurait théoriquement envisageable que l’un de ceux-ci ne soit frappé d’indignité et ainsi privé de sa qualité d’héritier).
Cet argumentaire peut, à notre sens, être discuté, comme d’ailleurs l’opportunité du revirement.
D'abord parce qu'il n'existe pas de "date", ni de forme imposées pour les actes d'anticipation successorale, qui peuvent être réalisés peu de temps ou au contraire très longtemps avant le décès, et ce, aussi bien au moyen de libéralités ostensibles que non ostensibles.
Ensuite, parce qu'il n'existe pas non plus, à notre sens, un "temps" au cours duquel l'enfant devrait être vu davantage comme un co-contractant (preneur puis acquéreur) plutôt que comme un héritier présomptif du de cujus. De la conclusion du bail jusqu'à la vente, il a, quoi qu'on en dise, revêtu ces deux qualités sans discontinuer.
On notera du reste que, dans l’affaire en cause, la vente a été réalisée le même jour que deux donations au profit du même enfant. On peut alors très raisonnablement penser que dans l’esprit du donateur-vendeur l’ensemble de ces opérations traduisait sa volonté d’anticiper le règlement de sa succession (et sans doute aussi d’avantager le preneur…).
Quant à l'idée selon laquelle la date et la forme de l'acte litigieux devraient avoir une incidence sur "l'exigence d'égalité dans le partage", elle est également critiquable.
De jurisprudence constante en effet, sont présumées rapportables toutes les donations consenties à des héritiers présomptifs, indépendamment de leur date et de leur forme, en ce compris les donations déguisées (en mettant peut-être à part l'hypothèse visée à l'article 918 du Code civil de la vente à fonds perdus ou avec réserve d'usufruit à un descendant),
Dit autrement, ni la date d'une donation ni son déguisement ne font obstacle à la présomption de rapport, lequel assure l'égalité entre les copartageants.
En revanche, une autre question aurait peut-être mérité d'être abordée, qui est de savoir, si l'évaluation d'une libéralité/d'un avantage, doit/peut se faire en tenant compte de la qualité de la personne qui en bénéficie… Vaste sujet (trop pour notre petite note), dont il existe de multiples illustrations, que l’on pense par exemple à la la donation de parts sociales (ou de droits indivis) qui n’a pas « en fait » la même valeur, selon qu’elle profite à l’associé (ou à l'indivisaire) déjà très majoritaire, ou à celui qui, grâce à cette libéralité, va obtenir une majorité dont il ne disposait pas jusque-là… .
Finalement, et pour en revenir à l’arrêt, il nous semble que le revirement opéré par la Cour de cassation n’est pas très opportun. En effet et au-delà des critiques qui viennent d'être apportées sur ses (probables) justifications, il vient créer une exception dans un ensemble relativement cohérent.
En outre, il risque d’inciter à des fraudes (la conclusion « opportune » d’un bail avant la vente au profit de l’héritier que l’on souhaite avantager) pour finalement déplacer les conflits (vers la simulation ou la fraude à la réserve, si l’on estime que le bail n’avait aucune réalité).
David Epailly
Pour consulter toute la doc (abonnés) c'est ici.
Et pour nous rejoindre, c'est là.
댓글