Déclaration de succession : répartition du passif entre l’enfant nu-propriétaire et le conjoint usufruitier
- David Epailly et Julie Urion
- 3 mai
- 9 min de lecture
Dans un arrêt en date du 2 avril 2025, la Chambre commerciale de la Cour de cassation (Cass. Com., 2 avril 2025, n°23-22.537) devait se prononcer, dans le contexte d’un contentieux entre des héritiers et l’administration fiscale, sur le calcul des droits de succession, et plus précisément sur la question de la répartition du passif successoral entre l’enfant nu-propriétaire et le conjoint usufruitier.
Au cas particulier, une personne décède en laissant pour lui succéder son fils unique et son épouse qui opte pour l’usufruit légal de la succession. Pour déterminer les droits dus par l’enfant nu-propriétaire, le rédacteur de la déclaration de succession liquide sa part en lui imputant la totalité du passif successoral. L’administration conteste cette façon de faire en considérant que le passif devait être réparti entre les deux héritiers au prorata de la valeur des droits de chacun dans l’actif, elle-même déterminée en appliquant le barème de l’article 669 du CGI.
Les juges du fond donnent raison aux héritiers, en faisant valoir qu’aux termes de l’article 612 du Code civil, l’usufruitier n’est pas tenu au passif successoral en capital mais seulement aux intérêts échus de la dette.
Suite au pourvoi formé par l’administration, la Cour de cassation casse l’arrêt d’appel au visa des articles 612 et 870 du Code civil et des articles 669 et 777 du Code général des impôts. Elle valide la méthode de répartition du passif préconisée par l’administration fiscale pour le calcul des droits de succession et rejette l’argumentation de la Cour d’appel, lui reprochant un refus d’application de l’article 669 du CGI et une fausse application de l’article 612 du Code civil.
« Selon l'article 777 du code général des impôts, les droits de mutation à titre gratuit sont fixés, pour la part nette revenant à chaque ayant droit, aux taux indiqués dans le tableau figurant à cet article.
Selon l'article 669 du code général des impôts, pour la liquidation des droits d'enregistrement et de la taxe de publicité foncière, la valeur de la nue-propriété et de l'usufruit est déterminée par une quotité de la valeur de la propriété entière, conformément au barème qu'il fixe.
Aux termes de l'article 870 du code civil, les cohéritiers contribuent entre eux au paiement des dettes et charges de la succession, chacun dans la proportion de ce qu'il y prend.
Il résulte de la combinaison de ces textes, qu'en l'absence de partage pur et simple et lorsque l'actif de la succession, grevée d'une dette, a fait l'objet d'un démembrement des droits de propriété, la part nette revenant à l'usufruitier et au nu-propriétaire doit être fixée en répartissant cette dette selon les proportions prévues par l'article 669 du code général des impôts, lequel institue une règle fiscale spéciale de détermination de la valeur des parts successorales de l'usufruitier et du nu-propriétaire, en vue de leur imposition aux droits de mutation à titre gratuit.
Pour rejeter la demande de l'administration fiscale, l'arrêt déduit de l'article 612 du code civil qu'en cas de démembrement des droits de propriété, l'usufruitier n'est pas tenu au passif successoral, lequel incombe au nu-propriétaire et doit être intégralement déduit de la part de celui-ci pour déterminer l'assiette des droits de mutation dont il doit s'acquitter.
En statuant ainsi, la cour d'appel a violé, par refus d'application, l'article 669 du code général des impôts et, par fausse application, l'article 612 du code civil ».

Observations.
Cette décision de la Cour de la cassation présente un double intérêt.
Au premier degré, et de façon utilitariste, elle permet de clarifier la méthode applicable pour calculer les droits de succession dus par le nu-propriétaire et l’usufruitier (étant entendu que ce dernier sera souvent le conjoint exonéré), en présence d’un passif successoral (1).
Au second degré, elle invite à s’interroger sur les implications de l’article 612 du Code civil, question qui était au cœur de la stratégie des héritiers et de l’argumentaire des juges du fond, et que la Cour de cassation a évincé en décidant simplement de la non-application de ce texte à l’affaire en cause (2)
1. Méthode de détermination de la part nette de chaque ayant droit pour le calcul des DMTG dans une situation de démembrement
Le tarif des droits de mutation par décès s'applique à la part nette recueillie par chaque ayant droit, après déduction du passif légalement justifié (article 777 du CGI).
Au cas d’espèce, il appartenait à la Cour de cassation de trancher entre deux méthodes de détermination de l’assiette d’imposition, dans une situation de démembrement.
La première, défendue par l’administration fiscale, consiste à affecter la totalité du passif de succession à l’actif brut, puis à établir la part nette imposable proportionnellement aux émoluments de chacun des héritiers, en faisant, dans le cas particulier d’un démembrement, application du barème fiscal de l’article 669 du CGI.
La seconde, appliquée par les contribuables et confortée par les juridictions du fond, réside d’abord dans la détermination de la part de chacun des ayants droits dans l’actif brut, la part nette se calculant ensuite après déduction de la charge que chacun des bénéficiaires est censé supporter selon l'étendue et la nature de ses droits.
La question posée est loin d’être dénuée d’intérêt, en particulier en l’absence de texte précisant de manière formelle la méthode et l’ordre d’imputation des dettes dans le patrimoine du défunt. Elle comporte de réels enjeux pratiques compte tenu de la fréquence des hypothèses dans lesquelles le conjoint, exonéré de droits de succession depuis la loi TEPA, hérite en usufruit (en vertu de sa vocation légale ou d’une libéralité).
Hormis quelques cas particuliers (ex. celui du légataire à titre particulier non tenu au passif), lorsque les héritiers ou légataires ont des droits de même nature, les deux méthodes conduisent à une base imposable identique. Dans ce cas, en effet, la contribution au passif est proportionnelle à la part prise dans l'actif brut à titre d'héritier, de légataire universel ou à titre universel.
Il en va différemment lorsque les droits des successibles sont de natures distinctes. Ainsi, entre les titulaires de droits démembrés, l’obligation à la dette peut varier d’un ayant-droit à l’autre, de même que les modalités de leur contribution (sur ce point v. infra). En pareille hypothèse, l’application de la méthode préconisée par l’administration ne permet pas toujours d’opérer une ventilation conforme à ces règles, ce qui peut être mal accepté par l’héritier éventuellement taxé sur une assiette qui ne tient pas compte de la part de passif qu’il a ou qu’il va réellement assumer (même si ce n’est parfois qu’à titre provisoire, puisque de rétablissements sont possibles en fin d’usufruit v. infra).
Il n’en reste pas moins que la Cour de cassation écarte sans ambiguïté la possibilité d’une répartition du passif fondée sur ces règles civiles, reprochant en l’espère à la cour d’appel une fausse application de l’article 612 du Code civil et un refus d’application de l’article 669 du CGI.
Elle adopte ainsi la position de l’administration fiscale, bien que celle-ci présente, dans le BOFIP, cette méthode comme une « règle pratique afin d’éviter la répartition du passif » en l’absence de partage pur et simple, formulation qui pouvait pourtant laisser entendre que cette répartition constitue le principe (BOI-ENR-DMTG-10-50-10 n° 220).
La solution retenue par la Cour de cassation présente l’avantage, tant sur le plan pratique que du point de vue de la sécurité juridique, de conforter une méthode largement suivie par les notaires. Elle permet également, de façon assez pragmatique, de faire l’économie de l’appréhension des règles civiles, particulières, d’obligation et de contribution au passif successoral entre titulaires de droits démembrés.
Ces règles méritent pourtant d’être rappelés, d’autant qu’il est possible d’en avoir une analyse (très) différente de celle développée par le contribuable et validée par les juges du fond.
2. Les règles civiles d’obligation et de contribution au passif en présence d’un démembrement de propriété (C. civ. art. 608 et 612)
Comme on vient de le voir, la Cour de cassation, à l’inverse du liquidateur, des juges du fond et de plusieurs commentateurs de ces décisions (v. par ex. G. Bonnet, Defrénois° 23, 27 juin 2024 note sous CA Dijon 5 septembre 2023, n°21/0075) a décidé que les dispositions de l’article 612 du Code civil ne devaient pas être mobilisées pour répondre à la question du calcul des droits de mutation.
Du fait de cette « éviction » globale du texte, la haute juridiction ne s’est pas prononcée sur l’interprétation qui en a été faite par les juges du fond et certains auteurs selon laquelle l’usufruitier ne doit jamais contribuer au capital de la dette.
Or, cette affirmation nous semble contestable, qui semble confondre les questions d’obligation et de contribution à la dette en présence d’un démembrement de propriété.
En effet, s’agissant de l’obligation à la dette, il ressort de l’article 608 du Code civil que l’usufruitier ne peut être poursuivi en paiement par les créanciers du de cujus que pour les dettes qui constituent des charges usufructuaires, et donc, si le défunt avait contracté une dette en capital, pour les intérêts de cette dette, échus après l’ouverture de la succession. Le nu-propriétaire, en revanche, est obligé sur le capital et les intérêts de la dette sauf un possible recours contre l’usufruitier pour ces intérêts.
Mais il ne faut pas en déduire pour autant que dans les rapports contributifs entre le nu-propriétaire et l’usufruitier, ce dernier ne supporte rien d’autre que lesdits intérêts.
Au contraire, il ressort de l’article 612 du Code civil, qui fixe les différentes modalités de contribution (et non les règles d’obligation), qu’une dette en capital, alors même qu’elle ne produirait aucun intérêt, peut conduire à priver l’usufruitier de ses droits sur tout ou partie de la succession, ou à le rendre débiteur d’une somme d’argent à l’égard du nu-propriétaire, en fin d’usufruit.
Les dettes de la succession peuvent en effet être réglées de trois façons différentes :
Si l’usufruitier le souhaite, il peut payer la totalité du passif (le capital auquel s’ajoute, le cas échéant, les intérêts échus après le décès). Dans ce cas, à la fin de l’usufruit, la succession de l’usufruitier peut réclamer au nu-propriétaire une somme équivalente au capital (seul) acquitté de la dette.
Si l’usufruitier ne veut pas ou ne peut avancer les sommes, une option s’ouvre au nu-propriétaire.
Il peut choisir de payer lui-même la totalité de la dette (le capital ainsi que d’éventuels intérêts). Dans ce cas, il pourra réclamer à l’usufruitier, en fin d’usufruit, l’équivalent des « intérêts de la dette » pour toute la durée de l’usufruit. Mais il faut bien préciser ici que ces « intérêts », recouvrent deux réalités différentes. Car s’il peut parfois s’agir des intérêts effectivement produits après le décès par la dette jusqu’au paiement réalisé par le nu-propriétaire, il s’agit surtout, et cette fois en tout état de cause, des « intérêts » (comprendre les fruits) que le nu-propriétaire aurait pu faire siens s’il avait placé, pendant toute la durée de l’usufruit, une somme correspondant au montant de la dette en capital.
Le nu-propriétaire (ou le créancier agissant par voie oblique) peut préférer faire vendre une partie des biens successoraux en pleine propriété pour régler la dette (comprendre ici le capital mais aussi, le cas échéant, les intérêts échus après l’ouverture de la succession). L’usufruitier est alors quitte mais, en contrepartie, il ne va pouvoir exercer son droit que sur une masse réduite.
Avec cette dernière solution, qui est la plus fréquente en pratique, la contribution entre le nu-propriétaire et l’usufruitier s’opère « directement » puisque le démembrement ne subsiste plus que sur l’actif net. L’usufruitier fait ainsi immédiatement le sacrifice de la jouissance (et/ou des revenus qu’il aurait pu tirer) du bien vendu (peu important que la dette était ou non productive d’intérêts).
Mais deux autres modalités conduisent bien, au bout du compte, à des résultats économiquement équivalents (ou en tout cas voulus comme tels).
En effet, si l’usufruitier paye de ses propres derniers, il aura finalement fait (après que le capital aura été remboursé à sa succession) le sacrifice des revenus qu’il aurait pu tirer du placement de cet argent « personnel » pendant la durée de l’usufruit.
Et ce sera également le cas si c’est le nu-propriétaire qui paye, puisque ce dernier sera alors créancier contre l’usufruitier (sa succession) d’une somme une nouvelle fois équivalente au montant desdits revenus perçus par ce dernier pendant la durée de l’usufruit.
En résumé, et nonobstant les règles d’obligation, l’usufruitier ne doit pas seulement supporter les intérêts « réellement produits » par la dette en capital. Sa contribution « définitive » consiste dans le sacrifice de la jouissance/les revenus de biens (ceux de la succession ou ses biens personnels) dont l’assiette (tiens, tiens…) est équivalente à celle de ladite dette.
En conclusion, et pour revenir à l’arrêt de la Cour de cassation, on peut sans doute comprendre qu’elle n’ait pas souhaité, autant par simplicité qu’en raison de la particularité de l’exercice, intégrer l’article 612 du Code civil à la méthode de calcul des droits de mutation (v. supra). Cela étant, même si elle avait accepté de le faire, elle n’aurait peut-être pas abouti aux mêmes conclusions que les juges du fond. Car, loin de s’opposer radicalement, les règles contributives de l’article 612 précité et la « méthode » de calcul des DMTG ont ceci à commun de rechercher l’enrichissement respectif du nu-propriétaire et de l’usufruitier à partir de l’actif successoral net réel ou son équivalent (le cas échéant après les rétablissements opérés au décès de l’usufruitier).
David EPAILLY et Julie URION
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